MORHOLT

LES DRUIDES SAISON 2 ANNEXE 29

LE MORHOLT OU LES MÉTAMORPHOSES DE L’ADVERSAIRE

Dans le roman de Tristan et Yseut apparaît un étrange adversaire : le Morholt. Humain ou monstre marin ? Ou les deux ?

LES ANCÊTRES DU MORHOLT

Les étoiles tournent dans une ronde sans fin autour du pôle Nord céleste. Infatigables, les constellations se déplacent dans le ciel tout au long de la nuit, mais ce n’est pas tout, elles ne sont pas au même endroit ni en été ni en hiver. La machinerie céleste est continuellement en mouvement. Ce qui explique pourquoi le barde ou le druide raconte une histoire différente suivant les saisons, les nuits et même les heures de la nuit. Ainsi, le mythe conté lors de la fête de Beltaine à minuit n’était pas le même que celui narré lors des nuits de Samonios à la même heure. Ceux racontés en début et en fin de nuit sont également différents. Le répertoire des druides devait être immense et il fallait une mémoire non moins gigantesque pour pouvoir y puiser les mythes et les légendes. Si les fouilles archéologiques permettent surtout de retrouver les traces matérielles de la civilisation celtique, le ciel étoilé en revanche nous permet de percevoir l’univers spirituel des druides.

Pour illustrer ce propos, il faut prendre en exemple le groupe des constellations autour de Persée. C’est-à-dire Céphée, Cassiopée, Andromède et la Baleine.

MORHOLT. Partie du ciel étoilé qui réunit les constellations de Persée (Perseus), d’Andromède (Andromeda), de Cassiopée (Cassiopeia), de Céphée (Cepheus) et de la Baleine (Cetus).

Partie du ciel étoilé qui réunit les constellations de Persée (Perseus), d’Andromède (Andromeda), de Cassiopée (Cassiopeia), de Céphée (Cepheus) et de la Baleine (Cetus). (Carte éditée par l’Association française d’astronomie).

Cet ensemble de constellations raconte une des nombreuses aventures du héros Persée. Ce personnage de la mythologie grecque est surtout connu pour avoir tué la gorgone Méduse. Pourtant, de façon étrange, ce n’est pas son exploit le plus remarquable, mais un récit bien moins connu qui a été retenu par les anciens pour figurer dans le ciel étoilé.  Il y a quatre protagonistes dans cette histoire. Le roi et la reine, Céphée et Cassiopée, leur fille, la princesse Andromède et le héros du récit, Persée. S’y ajoute l’élément perturbateur du récit qui déclenche les événements : le monstre marin. Des profondeurs de l’océan, surgit, à intervalle régulier, un monstre marin qui vient réclamer son tribut. Ce monstre figure dans le ciel sous la forme de la constellation de la Baleine. Ce qui est pour nous qu’un sympathique et inoffensif mammifère marin était pour les anciens bien autre chose. Il faut tout d’abord étudier le nom de cette constellation. En latin Cetus, terme lui-même issu de l’ancien grec Kêtố signifie « monstre marin ».

Cette immense constellation, la quatrième par ses dimensions, séparée de Persée par le Bélier, se trouve dans l’hémisphère austral, mais elle est associée à un mythe dont les figures (Andromède, Céphée, Cassiopée, Persée) se trouvent dans l’hémisphère boréal. Cet éloignement est expliqué et justifié par Aratos (353-354) : « Bien qu’Andromède soit étendu loin en avant le grand Monstre marin marche sur elle et la harcèle », poussé par le vent du sud sur la mer céleste. Les anciens se représentaient ce monstre non pas comme une baleine (la désignation moderne) mais comme une sorte de dragon, parfois à tête de chien[1].

Le monstre marin en question n’est pas une simple baleine, mais un monstre fabuleux, une espèce de dragon, ce qui est d’ailleurs confirmé par l’iconographie. Il en est ainsi dans l’atlas des constellations — Uranometria — publié à Augsbourg en 1603 par l’astronome allemand Johann Bayer.

MORHOLT. Cetus d’après Bayer dans Uranometria (1603).

Cetus d’après Bayer dans Uranometria (1603).

C’est donc un dragon marin, véritable serpent de mer, qui apparaît suite à une offense faite aux dieux. Cassiopée, mère d’Andromède, s’étant vantée d’être aussi belle que les Néréides[2]. Courroucé, Poséidon envoie un monstre marin qui ravage le pays. Voici le récit qu’en fait Apollodore.

Parvenu en Éthiopie, dont Céphée était roi, il [Persée] trouva sa fille Andromède exposée pour être dévorée par un monstre marin. Cassiopée, épouse de Céphée, avait osé se comparer aux Néréides pour la beauté, et s’était même vantée de l’emporter sur elles. Les Néréides en furent irritées. Neptune partagea leur indignation, submergea le pays, et y envoya un monstre marin. L’oracle d’Ammon ayant annoncé que ces désastres cesseraient si on exposait Andromède, fille de Cassiopée, pour être dévorée par le monstre, les Éthiopiens forcèrent Céphée à faire ce que l’oracle ordonnait et à attacher sa fille à un rocher. Persée l’ayant vu, il devînt amoureux, et promit à Céphée de tuer le monstre s’il voulait la lui donner en mariage. Céphée s’y étant engagé par serment, il attendit le monstre, le tua et délivra Andromède[3].

Voici donc un récit brodé autour de ces fameuses constellations, Céphée le roi d’Éthiopie, son épouse Cassiopée, leur fille Andromède et pour finir le héros Persée, qui occis le dragon marin. Grâce à des données stellaires immuables on peut retrouver ailleurs le même récit et les mêmes personnages. Ces derniers changent de noms, ceux-ci ne sont pas fixes, par contre leur fonctions et statuts restent toujours les mêmes. Un roi, une reine, la fille du roi, le héros, le monstre. Pour le prouver il suffit de rester en Grèce et cette fois-ci c’est Héraklès, une des figures majeures de la mythologie grecque, qui est le héros de l’histoire, En voici le récit :

Cette ville [Troie] se trouvait alors plongée dans le malheur par la colère d’Apollon et de Neptune. Ces dieux voulant éprouver la méchanceté de Laomédon, s’étaient transformés en hommes, et avaient entrepris, moyennant un salaire convenu, de bâtir les murs de Pergame. Ces murs étant finis, il refusa de les payer ; c’est pourquoi Apollon répandit la peste dans le pays, et Neptune, par un débordement de la mer, y jeta un monstre marin qui enlevait les hommes dans les champs. L’oracle ayant dit que cette calamité cesserait, lorsque Laomédon aurait exposé Hésione sa fille, pour être dévorée par le monstre ; ce prince la fit attacher aux rochers voisins de la mer. Hercule la voyant exposée ; promit de la délivrer, si Laomédon voulait lui donner les chevaux qu’il avait eus de Jupiter, en indemnité de l’enlèvement de Ganymède. Ce prince les ayant promis, Hercule tua le monstre, et délivra Hésione. Laomédon ayant ensuite refusé de tenir sa promesse, il partit en le menaçant de revenir ravager Troyes, et alla aborder à Ænos[4].

Ainsi en Grèce, le même mythe existe en deux versions distinctes, certes les noms diffèrent, y compris celui du héros (Persée, Héraclès). Dans le second récit le roi se nomme Laomédon, la fille Hésione tandis que la reine qui ne joue aucun rôle n’est même pas mentionnée. Le monstre marin surgit cette fois encore suite à une offense faite aux dieux, même si le prétexte de l’intervention du dragon change. Le tribut exigé en réparation reste encore et toujours la fille du roi.

Le christianisme connaît un récit semblable dont le héros est Saint Georges :

Georges était originaire de Cappadoce, et servait dans l’armée romaine, avec le grade de tribun. Le hasard d’un voyage le conduisit un jour dans les environs d’une ville de la province de Lybie, nommée Silène. Or, dans un vaste étang voisin de cette ville habitait un dragon effroyable qui, maintes fois, avait mis en fuite la foule armée contre lui, et qui, s’approchant parfois des murs de la ville, empoisonnait de son souffle tous ceux qui se trouvaient à sa portée. Pour apaiser la fureur de ce monstre et pour l’empêcher d’anéantir la ville tout entière, les habitants s’étaient mis d’abord à lui offrir, tous les jours, deux brebis. Mais bientôt le nombre des brebis se trouva si réduit qu’on dût, chaque jour, livrer au dragon une brebis et une créature humaine. On tirait donc au sort le nom d’un jeune homme ou d’une jeune fille ; et aucune famille n’était exceptée de ce choix. Et déjà presque tous les jeunes gens de la ville avaient été dévorés lorsque le jour même de l’arrivée de saint Georges, le sort avait désigné pour victime la fille unique du roi. Alors ce vieillard, désolé, avait dit : « Prenez mon or et mon argent, et la moitié de mon royaume, mais rendez-moi ma fille, afin que lui soit épargnée une mort si affreuse ! » Mais son peuple, furieux, lui répondit : « C’est toi-même, ô roi, qui as fait cet édit ; et maintenant que à cause de lui, tous nos enfants ont péri, tu voudrais que la fille échappât à la loi ? Non, il faut qu’elle périsse comme les autres, ou bien nous te brûlerons avec toute ta maison ! » Ce qu’entendant, le roi fondit en larmes, et dit à sa fille : « Hélas, ma douce enfant, que ferai-je de toi ? Et ne me sera-t-il pas donné de voir un jour tes noces ? » Après quoi, voyant qu’il ne parviendrait pas à obtenir le salut de sa fille, il la revêtit de robes royales, la couvrit de baisers, et lui dit : « Hélas, ma douce enfant, j’espérais voir se nourrir sur ton sein des enfants royaux, et voici que tu dois me quitter pour aller servir de pâture à cet horrible dragon ! Hélas, ma douce enfant, j’espérais pouvoir inviter à tes noces tous les princes du pays, et orner de perles mon palais, et entendre le son joyeux des orgues et des tambours ; et voici que je dois t’envoyer à ce dragon qui doit te dévorer ! » Et il la renvoya en lui disant encore : « Hélas, ma fille, que ne suis-je mort avant ce triste jour ! » Alors la jeune fille tomba aux pieds de son père, pour recevoir sa bénédiction ; après quoi, sortant de la ville, elle marcha vers l’étang où était le monstre.

Saint Georges, qui passait par là, la vit toute en larmes, et lui demanda ce qu’elle avait. Et elle : « Bon jeune homme, remonte vite sur ton cheval et fuis, pour ne pas mourir de la même mort dont je vais mourir ! » Et saint Georges : « Ne crains point cela, mon enfant, mais dis-moi pourquoi tu pleures ainsi, sous les yeux de cette foule qui se tient debout sur les murs ? » Et elle : « À ce que je vois, bon jeune homme, tu as le cœur généreux, et tu veux périr avec moi ! Mais, je t’en supplie, enfuis-toi au plus vite ! » Et saint Georges : « je ne partirai point d’ici que tu m’aies dit ce que tu as ! » Alors, la jeune fille lui raconta toute son histoire, et Georges lui dit : « Mon enfant, sois sans crainte, car, au nom du Christ, je te secourrai ! » Mais elle : « Vaillant chevalier, hâte-toi de te secourir toi-même, pour ne point périr avec moi !

C’est assez que je sois seule à périr ! »

Et pendant qu’ils parlaient ainsi, le dragon souleva sa tête au-dessus de l’étang. La jeune fille, toute tremblante, s’écria : « Fuis, cher seigneur, fuis au plus vite ! » Mais Georges, après être remonté sur son cheval et s’être muni du signe de la croix, assaillit bravement le dragon qui s’avançait vers lui et, brandissant sa lance et se recommandant à Dieu, il fit au monstre une blessure qui le renversa sur le sol. Et le saint dit à la jeune fille : « Mon enfant, ne crains rien, et lance ta ceinture autour du cou du dragon ! » La jeune fille fit ainsi, et le dragon, se redressant, se mit à la suivre comme un petit chien qu’on mènerait en laisse.

Mais, en le voyant s’avancer vers la ville, les habitants épouvantés prirent la fuite, bien certains que tous allaient être dévorés. Saint Georges leur fit signe de revenir, et leur dit : « Soyez sans crainte, car le Seigneur m’a permis de vous délivrer des méfaits de ce monstre ! Croyez au Christ, recevez le baptême, et je tuerai votre persécuteur ! » Alors le roi et tout son peuple se firent baptiser ; on baptisa, ce jour-là vingt mille hommes ainsi qu’une foule de femmes et d’enfants. Et saint Georges, tirant son épée, tua le dragon, qui fut emporté hors de la ville sur un char attelé de quatre paires de bœufs.

[…] D’autres auteurs racontent cependant l’histoire d’une autre façon. Ils disent que, au moment où le dragon s’avançait pour dévorer la jeune fille, saint Georges, ayant fait le signe de la croix, se jeta sur lui et le tua du coup[5].

Mis à part la christianisation du récit pour l’édification des fidèles, l’histoire reste très proche du mythe de Persée. Même, si la fin alternative semble beaucoup plus proche du mythe originel, car dans ce cas précis le héros tue le monstre sans tergiverser comme dans la plupart des textes comparables. Il semble qu’il y a là un thème universel. Mais qu’en est-il du domaine celtique ?

Le mythe n’existe plus chez les Celtes continentaux, faute de documents écrits, mais il subsiste bel et bien dans la littérature celtique insulaire, notamment en Irlande et c’est Cúchulainn, le plus fameux héros de la mythologie irlandaise qui en est le personnage principal. Celui-ci, après son initiation guerrière[6], magique et sexuelle[7] auprès de plusieurs sorcières en Écosse, retourne au pays.

[Cúchulainn et ses compagnons] pénètrent le territoire des Fir Cat (les hommes-chats) dont le roi est Aed Ruad, ils se décident de passer la nuit chez ce dernier. Tandis que les autres continuent tout droit vers la forteresse, Cúchulainn longe le bord de mer pour capturer quelques oiseaux vivants afin d’accroître son prestige[8].

Au port, il rencontre 100 hommes et 100 femmes qui se lamentent et au milieu d’eux se trouve une belle et remarquable pucelle. Cette dernière lui apprend que tous les sept ans les Fomoires viennent lever le « tribut royal » ; en fait partie, le premier-né du roi. Cette fois-ci, c’est elle qui est touchée. Les trois Fomoires qui lèvent le tribut sont Dub[9], Mell et Dubros, les fils d’Alatromms[10]. Leur navire approche et tous s’enfuient à l’exception de la pucelle et de Cúchulainn. À l’arrière du bateau se tient un effrayant homme noir au rire si grossier que l’on distingue ses entrailles à travers son gosier. Il se réjouit de recevoir en tribut, non seulement la pucelle, mais également Cúchulainn en supplément. Descendu de son navire, l’homme noir avance son long bras pour se saisir de Cúchulainn, celui-ci, tire son épée et lui coupe la tête — le premier exploit après son initiation chez Scatach — les deux autres Fomoires sont tués eux aussi et restent étendus là-bas.

Sans se soucier de la belle pucelle, Cúchulainn part rejoindre ses compagnons de route, il ne leur raconte même pas les événements. Ils frappent à la porte de la forteresse et comme ils se présentent au portier en tant que chevaliers irlandais, le roi les fait entrer et leur souhaite la bienvenue. Bientôt apparaît également la pucelle, le roi croit tout d’abord que, terrorisée, elle s’est enfuie, mais elle lui raconte ce qu’elle a vécue ; le reste du tribut peut être récupéré sur le rivage. Réjouit, Aed Ruad ordonne aux femmes du château de donner un bain aux nouveaux arrivants. Lorsque sa fille, dénommée Aife, nom qui est pour la première fois évoqué ici, se penche sur la baignoire de Cúchulainn, elle déclare que celui-ci est son sauveteur. Les compagnons confirment qu’il les a quittés pendant la montée au château. Quand le roi apprend qu’il s’agit du célèbre Cúchulainn, il lui offre le tribut et sa fille. Fer Diad[11], grommelle que jamais un de ses compagnons de route ne parviendra, à ses coté, à la gloire. Cúchulainn distribue immédiatement le tribut, un tiers pour les chevaliers, un autre tiers aux hôtes et le dernier tiers à la pucelle en tant que dot ; la nuit même, celle-ci, partage sa couche avec lui.

Après être resté un mois et demi les hôtes du roi, ils partent vers l’Irlande. Ils débarquent à Traig na Folad en Ulster et se dirigent vers Emain Macha chez Conchobar mac Fachtna Fathaig, le Haut-roi d’Ulster[12].

Les personnages restent les mêmes que dans les mythes grecs, si le conteur lève les yeux vers le ciel étoilé, il ne peut en être autrement. Un roi, une reine, la fille du roi, le héros et pour finir l’adversaire monstrueux qui vient chercher son tribut.

Plusieurs remarques s’imposent cependant. Concernant la reine, comme dans le second récit grec, elle n’est pas nommée, mais elle existe forcément. Dans le mythe de Persée, le conteur cite toutes les constellations, même si la reine est un personnage secondaire, elle reste à l’origine du drame[13]. Comme dans un jeu d’échec, elle s’impose comme la pièce maitresse sans laquelle rien n’arrive. Dans le second récit grec et dans le mythe celte elle ne joue aucun rôle. Une information s’est perdue lors de la transmission du récit. La retranscription du mythe chez les grecs qui remonte à l’Antiquité semble beaucoup plus complète qu’en Irlande. Le récit irlandais datant du Moyen Âge a perdu beaucoup d’informations, notamment les causes du drame (une offense aux dieux), d’où la disparition de la reine, mais il en rajoute d’autres, par exemple le fait que l’adversaire du héros est triple (détail primordial dans le domaine indo-européen). Certes, le clerc chrétien qui a mis le texte par écrit a tout simplement laissé tomber certains éléments qui ne lui semblaient pas très importants ou qui ne correspondaient pas à l’idéologie chrétienne (l’offense aux dieux). Pourtant, contrairement à la matière gauloise qui a complètement disparue, on peut parler d’un miracle qu’une partie du récit ait tout de même traversé les siècles.

Comme les conteurs celtes s’appuyaient pour leurs récits sur les mêmes constellations que les Grecs, on peut même avancer l’hypothèse suivante. Si une personne lit un recueil de mythes grecs, alors, elle lit également leurs équivalents gaulois, puisque à quelques détails près, ces récits ne devaient pas être très différents dans leur construction et leur contenu. À condition bien sûr de figurer dans le ciel étoilé. C’est pourquoi dans le cas du mythe de Persée, il existait forcément une histoire similaire en Gaule. Les personnages restent les mêmes : le roi, [la reine], la fille qui est offerte en sacrifice, le héros qui intervient et tue le monstre marin. Cette histoire est écrite dans le ciel étoilé depuis la nuit des temps. Bien sûr, chez les Celtes continentaux, comme en Irlande, ces constellations ne portaient pas le nom de Cassiopée, Céphée, Andromède ou Persée. Lesquels alors ?

On ne le saura peut-être jamais, mais elles gardent en tous cas les mêmes fonctions[14], une famille royale et le héros qui les délivre d’une malédiction[15]. Pourtant, il existe une différence fondamentale entre ces récits : la nature de l’adversaire. Un monstre marin en Grèce et un géant, certes horrible, mais d’un aspect humain en Irlande. Cette différence, à elle seule, démontre qu’il n’y a aucune influence du mythe grec sur le récit irlandais. Alors, comment expliquer cette divergence ?

Pour cela il faut étudier un autre récit issu de l’imaginaire celtique : Tristan et Iseult.

Il faut brièvement rappeler les grandes lignes du récit dans lequel intervient l’adversaire du héros.

Le Morholt, beau-frère du roi d’Irlande, se présente à la cour de Marc pour exiger le tribut annuel qui lui est dû : des jeunes gens de Cornouailles appartenant aux meilleures familles. Tristan défie le Morholt et le tue. Un fragment de son épée reste dans le crâne du géant dont le corps est rapatrié en Irlande. Tristan atteint d’une blessure incurable, se fait déposer dans une barque qui le mène au hasard des flots jusqu’en Irlande. Arrivé là-bas, il se déguise en jongleur et rencontre la fille du roi, la jeune Iseut. Elle le guérit parce qu’elle connaît le secret des herbes médicinales[16].

La trame du récit est la même que dans le mythe grec.  Un être monstrueux exige un tribut annuel au roi de Cornouailles. Dans ce récit, ce n’est pas la fille du roi que l’on offre au monstre, mais des jeunes gens appartenant aux meilleures familles. Par leur ascendance, les enfants du roi font bien sûr partie de cette noblesse cornouaillaise et pourraient bien un jour figurer parmi les otages que l’on livre au Morholt. Finalement, comme dans toutes les histoires de ce type, le héros finit par tuer la créature monstrueuse. Le Morholt est décrit comme un chevalier invincible, fort, musclé, fier, et de haute stature, et parlant d’une voix forte sortant d’une gorge puissante. Ce n’est pourtant pas son apparence qui nous donne la solution de l’énigme, mais son nom. Car le nom du Morholt[17] signifie « porc de la mer » et désigne le marsouin, un mammifère marin proche des dauphins[18]. Encore un inoffensif et sympathique animal marin. Rien n’est plus trompeur ! Les anciens pensaient que chaque créature terrestre devait avoir son homologue dans la mer. Ainsi, il devait exister des chevaux marins, des vaches marines, des éléphants de mer ou des lions de mer. Sur les cartes marines anciennes, les mammifères marins étaient souvent représentés comme des sangliers aquatiques avec des défenses qui ornent leurs gueules menaçantes. Ambroise Paré, chirurgien du roi, le confirme puisqu’il écrit dans son traité sur la Licorne :

Gesnerus dit, qu’en la mer Oceane naist un poisson, ayant la teste d’un Porc sanglier, lequel est de merveuilleuse grandeur, couvert d’escailles, mises par grand ordre de Nature, ayant les dents canines fort longues, trenchantes & aiguës, semblables à celles d’un grand Porc sanglier, lesquelles on estime estre bonnes contre les venins, comme la Licorne[19].

MORHOLT. Baleine porcine (gravure du 16ème siècle). Source : Musée Vivant du Roman d'Aventures, Muséum d'Histoire Naturelle de Lausanne.

Baleine porcine (gravure du 16ème siècle). Source : Musée Vivant du Roman d’Aventures, Muséum d’Histoire Naturelle de Lausanne.

Par conséquent, voici une image du « porc marin », le Morholt originel, agressif et dangereux. Celui-ci devient ainsi une créature très proche du monstre marin du mythe de Persée. Ce n’est plus l’apparence du personnage, mais son nom qui indique sa véritable identité.

C’est pourquoi il faut signaler encore un autre texte grec dans lequel le monstre marin est remplacé par un être humain comme dans le récit tristanien. C’est une variante de l’aventure d’Héraclès chez le roi Laomédon. Or, ce personnage porte un nom révélateur, Céton ou Céto à qui il fallait offrir en tribut des jeunes filles.

De Céto, on raconte la chose suivante : que de la mer il venait chez les Troyens ; si ces derniers lui offraient des jeunes filles en pâture, il repartait, sinon, il dévastait leur pays. Qui ignore combien il est absurde de croire que les hommes font des pactes avec les poissons ? Il arriva ceci.

Un grand roi, très puissant, possédait une flotte imposante et soumit toutes les régions côtières de l’Asie : les peuples assujettis payaient un tribut, qu’on appelle aussi dasmos. En ce temps-là, les hommes ne se servaient pas d’argent, mais de biens en nature. Le roi ordonnait à quelques-unes des cités de lui remettre des chevaux, à d’autres des bœufs, à d’autres des jeunes filles. Ce roi se nommait Céton, et les barbares l’appelaient Céto. Il naviguait donc, périodiquement, pour percevoir son tribut. Quand les habitants ne le lui donnaient pas, leur pays était saccagé. Il arriva à Troie à l’époque où également Héraclès s’y trouvait avec une armée de Grecs. Le roi Laomédon engagea Héraclès afin qu’il aide les Troyens. Ayant fait débarquer ses soldats, Céton marchait contre la cité ; Héraclès et Laomédon le combattirent, chacun avec ses propres guerriers, et ils le tuèrent.

C’est de cet événement que le mythe s’est formé[20].

Céton ou Céto était un roi puissant qui, grâce à ses navires, soumettait toutes les côtes de l’Asie Mineure, notamment la ville de Troie. Ce personnage ressemble beaucoup au Morholt tristanien. C’est un homme, grand et fort, qui vient lever un tribut. Et c’est son nom qui cette fois encore révèle sa véritable identité puisque Céto signifie « monstre marin ».

Ainsi, il existe deux variantes du même récit, l’un avec un monstre marin, l’autre avec un personnage anthropomorphe qui porte en lui la monstruosité à travers son nom qui renvoie au monstre marin.

LE DRAC

Cette anthropomorphisation est sous-jacente dans de nombreux mythes. Il n’est pas rare que le dragon soit un roi avec un magnifique palais et qu’il a pour fille une charmante princesse. Pour cela il faut citer l’exemple du Drac figure issu du légendaire occitan et catalan. D’où son nom : drac, terme occitan issu du latin classique draco.

Cependant les légendes affirment que les dracs peuvent prendre la forme humaine et se montrer en public sans se faire reconnaître.

Une de ces légendes raconte l’histoire d’une femme enlevée par un Drac. Alors qu’elle lavait son linge au bord du Rhône, elle aperçut une coupe de bois flotter. Elle entra dans l’eau pour la saisir, mais la coupe fuyait devant elle, lorsque la femme arriva à un endroit profond, alors le dragon l’entraîna par le fond et la força à devenir la nourrice de son fils. Elle revint au bout de sept ans, son mari et ses amis la reconnurent à peine. Elle raconta des choses merveilleuses qu’elle avait vécu durant sa captivité. D’après elle, les Dracs se nourrissaient de chair humaine et prenaient quelque fois eux-mêmes forme humaine. Un jour pendant qu’elle était encore au palais du Drac, celui-ci lui donna à manger un gâteau, lequel contenait de la chair de serpent. Elle se toucha par hasard un de ses yeux sur lequel se trouvait un peu de graisse du gâteau et elle eut aussitôt le pouvoir de voir clair sous l’eau. De retour dans sa famille, elle rencontra un jour un Drac qu’elle salua et lui demanda des nouvelles de sa femme et de son nourrisson. « De quel œil m’a tu aperçu ? » lui demanda le Drac. Elle lui montra et le Drac posa le doigt sur l’œil de la femme qui perdit dès lors le pouvoir de reconnaître un Drac. Certaines variantes de l’histoire prétendent que le Drac lui creva l’œil pour lui enlever son pouvoir[21]. Le Drac est un dragon des eaux, mais il un palais sous les eaux et il peut prendre une apparence humaine et avoir une femme et des enfants.

MORHOLT. Blason de Draguignan. Le nom de la ville provient d’une forme  ancienne Drogoniano, attestée en 909, et tire son nom du latin, *Draconius, masculin de draconia (surnom tiré du draco, le dragon), auquel a été ajouté le suffixe -anum marquant le nom d'un domaine.

Blason de Draguignan. Le nom de la ville provient d’une forme  ancienne Drogoniano, attestée en 909, et tire son nom du latin, *Draconius, masculin de draconia (surnom tiré du draco, le dragon), auquel a été ajouté le suffixe -anum marquant le nom d’un domaine. (Wikimedia Commons).

Ces quelques exemples démontrent la malléabilité de tel récits. Le héros peut changer, le monstre peut changer d’apparence, mais la trame de l’histoire reste la même. Ce qui est dû au fait que l’ossature du récit se trouve inscrit dans le ciel étoilé.

©JPS2024 (Certaines parties du texte datent de 2016.

[ACCUEIL]

NOTES:

[1] Ératosthène, Le ciel, Mythes et histoire des constellations, Les Catastérismes d’Ératosthène, Traduction P. Charvet et A. Zucker, Nil éditions, Paris, 1998, Commentaire des auteurs p.167.

[2] Divinités marines de la mythologie grecque. Ce sont des créatures mi-femmes mi-poissons.

[3] Apollodore, Bibliothèque, Livre II, 4,3, Traduction E. Clavier, Tome I, Paris, 1805.

[4] Apollodore, Bibliothèque, Livre II, 5,9, Traduction E. Clavier, Tome I, Paris, 1805.

[5] Jacques de Voragine, La légende dorée, LIX, Saint Georges, Traduction T. de Wyzewa, Editions du Seuil, Paris, 1998.

[6] Coutume assez surprenante puisque l’éducation guerrière des jeunes gens irlandais est assurée par des femmes, des sorcières expertes dans l’art du combat. La première est Dordmair qui instruit Cúchulainn pendant une année complète. Le héros apprend chez elle comment sauter et retomber allongé en équilibre sur une épée fixée dans le sol la pointe en l’air. Ensuite Scatach, la plus puissante et la plus réputée des magiciennes-initiatrices qui lui enseignera trois Tours de magie guerrière qui feront de Cúchulainn le guerrier le plus redoutable d’Irlande et pour finir, Uatach, fille de Scatach, autre grande sorcière réputée auprès des héros irlandais.

[7] Il s’agit d’une initiation sexuelle tout autant que guerrière puisque le jeune Cúchulainn couche avec les sorcières qui lui offrent « l’amitié des cuisses ». Le point commun de ces sorcières redoutables est qu’elles ont toutes un aspect horrible. Leurs noms sont assez explicites : Scatach, la terrifiante ou la ténébreuse, Uatach, l’effroyable ou la terrible. Jean-Paul Persigout, Dictionnaire de mythologie celtique, Éditions Imago, Paris, 2009, pp. 359 et 394.

[8] La spécialité de Cúchulainn est d’attraper des animaux, surtout des oiseaux, pour épater le roi et sa cour. Encore enfant, le héros attrape deux cerfs et vingt-quatre cygnes et les attache à son char en plus des chevaux. C’est en conduisant un tel attelage fantastique qu’il compte impressionner son oncle Conchobar, le roi d’Ulster.

[9] Dub signifie « noir ».

[10] Le « lourd tacheté ».

[11] Fer Diad est un héros invulnérable, condisciple de Cúchulainn lors de leur initiation chez la sorcière Scatach. Seul Cúchulainn a le pouvoir de le vaincre. Le destin veut que Fer Diad se retrouve lors de l’épopée des vaches de Cooley dans le camp des ennemis de Cúchulainn. Ce dernier, au terme d’un combat qui dure trois jours tue Fer Diad grâce au coup du gae bolga que Scatach a enseigné au seul Cúchulainn.  Le héros pleure ensuite son ancien compagnon d’arme. Le gae bolga  « jet de foudre » est un redoutable coup à la fois guerrier et magique qui terrasse implacablement tout adversaire.

[12] Rudolf Thurneysen, Die irische Helden- und Königsage bis zum siebzehnten Jahrhundert, Foglaim ConCulainn, Kap. 32, 9-11, , Max Niemeyer Verlag, Halle, 1921, pp.402-403. Traduction de l’auteur.

[13] Yves Vadé signale que : « Dans l’histoire de Persée, c’est très clairement l’hybris de Cassiopée qui pousse Poséidon à envoyer le monstre marin ravager la citée de Céphée pour venger l’amour-propre des Néréides ». Yves Vadé, Dragons au bord du fleuve, dans Serpents et dragons en Eurasie, L’Harmattan, Paris, 1997, pp.75-76. . L’hybris étant cette folie des grandeurs que les humains portent en eux à vouloir se comparer aux dieux. Cet orgueil démesuré vaut en général de terribles punitions de la part de ces derniers.

[14] Pourquoi Céphée est-il le roi et Persée le héros et non pas l’inverse ? Parce que Céphée est non seulement immortel puisque, contrairement à Persée, cette constellation ne descend jamais sous l’horizon, mais Céphée est également candidat à la royauté céleste. Il peut potentiellement devenir le roi du ciel étoilé puisque deux des étoiles de cette constellation sont sur la trajectoire de l’axe terrestre et peuvent ainsi devenir pour un temps limité des étoiles polaires. A ce moment précis, elles deviennent le point central autour duquel tourne tout le firmament. Il y a peu de constellations qui peuvent prétendre à la royauté céleste, ce sont la Petite Ourse, le Dragon, Héraclès, la Lyre, le Cygne et Céphée. Mais certaines descendent au moins partiellement sous l’horizon. C’est pourquoi rares sont les constellations qui peuvent prétendre à la fois à l’immortalité et à la royauté, elles ne sont que trois : le Dragon, la Petite Ourse et Céphée.

[15] La fonction peut évoluer au cours des âgés et s’adapter à un nouveau mode de vie. Prenons l’exemple du mythe de type Polyphème. Un des plus vieux mythes de l’humanité. Un chasseur se retrouve piégé dans une grotte par un géant et ne s’échappe qu’en se dissimulant parmi les bêtes du monstre. Si le récit se situe au paléolithique (dans un monde de chasseurs), le personnage monstrueux représente le maître des animaux sauvages. Au néolithique, il devient (dans un monde d’éleveurs et d’agriculteurs) le gardien des troupeaux domestiques. Il n’y a pourtant pas de remise en cause fondamentale de la fonction du personnage, le dieu est le protecteur des animaux qu’ils soient sauvages ou domestiques.

[16] Résumé de Philippe Walter dans Tristan et Iseut, Les poèmes français, La saga noroise, Librairie Générale Française, Paris, 1989, pp.7-8. Il faut rajouter qu’Yseut tombe amoureuse de Tristan, mais elle découvre qu’une entaille dans l’épée du jeune homme correspond au fragment trouvé dans la tête de son oncle, le Morholt. La jeune fille veut se venger et tuer Tristan, mais les événements en décideront autrement.

[17] Il existe plusieurs formes de ce nom dans les récits tristaniens : Morhout, Morout, Morhaut, Morhol, Morhorz. Voir à ce sujet Philippe Walter, Tristan et Iseut, Le porcher et la truie, Éditions Imago, Paris, 2006, p.107.

[18] Philippe Walter avance l’hypothèse suivante : du breton mor « la mer » et holt ou hout du cornique hoch et du breton houc’h, hoc’h « porc » ; en breton morhouc’h désigne le marsouin. Pour plus de détails Philippe Walter, Tristan et Iseut, Le porcher et la truie, Éditions Imago, Paris, 2006, p.107.

[19] Ambroise Paré, Discours, De la Licorne, Chapitre XIV, Gabriel Buon, Paris, 1582.

[20] Palaiphatos, Histoires incroyables, XXXVII, Céto, Traduction Ugo Bratelli, 2002. Dans son texte l’auteur précise bien que Céto n’est pas un poisson, mais un être humain, ce qui indique que les deux possibilités existent bel et bien dans l’esprit des anciens.

[21] Paul Sébillot, Le Folklore de France, Tome II, Elibron Classics, pp. 343-344.

Voir également : Morholt — Wikipédia (wikipedia.org)

LE MORHOLT LE MORHOLT LE MORHOLT LE MORHOLT LE MORHOLT LE MORHOLT