LES DRUIDES ET LE REFUS DE L’ÉCRITURE

LES DRUIDES SAISON 1 ANNEXE 26

Les druides ont toujours refusé de mettre leur doctrine secrète par écrit.

LES INTERDITS MAJEURS DES DRUIDES

Le refus de l’écriture est avec la non-représentation des dieux et la croyance en l’immortalité de l’âme une des grandes particularités du druidisme. Les Celtes savent sculpter, mais ne s’autorisent pas la représentation des dieux comme le fait le monde gréco-romain à la même époque. Voir ANNEXE 25  La non-représentation des dieux

Il en va de même pour l’écriture, Les Celtes utilisent les alphabets grecs ou latins pour la vie courante, mais point de création littéraire comme chez leurs voisins méditerranéens. Comme pour l’iconographie, un puissant interdit religieux frappe l’usage de l’écrit. Écoutons ce que nous dit César :

Ils (les druides) estiment que la religion ne permet pas de confier à l’écriture la matière de leur enseignement, alors que pour tout le reste en général, pour les comptes publics et privés, ils se servent de l’alphabet grec. Ils me paraissent avoir établi cet usage pour deux raisons, parce qu’ils ne veulent pas que leur doctrine soit divulguée, ni que, d’autre part, leurs élèves, se fiant à l’écriture, négligent leur mémoire ; car c’est une chose courante : quand on est aidé par des textes écrits, on s’applique moins à retenir par cœur et on laisse se rouiller sa mémoire[2].

Outre le fait que leur doctrine doit rester secrète, la raison majeure pour César du refus de l’écrit par les druides est le besoin de développer une mémoire sans faille, c’est ainsi que :

On dit qu’auprès d’eux ils (les disciples des druides) apprennent par cœur un nombre considérable de vers. Aussi plus d’un reste-t-il vingt ans à l’école[3].

UN SAVOIR IMMENSE

Les druides et leurs disciples devaient disposer de mémoires phénoménales pour emmagasiner, une quantité considérable d’informations, en fait tout le savoir de leur époque. Leur esprit sollicité par l’apprentissage de milliers de vers devait être d’une puissance phénoménale. Les Druides devenaient ainsi de véritables ordinateurs vivants qui stockaient dans leurs mémoires prodigieuses toutes les connaissances de l’époque. La perte accidentelle d’un de ces surhommes devait être une catastrophe, car toutes ses connaissances disparaissaient avec lui. Mais en temps normal, le druide se devait de transmettre son savoir à ses élèves et ce, sur de nombreuses années. Cependant pour apprendre une telle masse de données, il faut des techniques de mémorisation spéciales.

Les Aryens[4] a-t-on dit « répugnait à l’écriture » (C’est pourquoi nous ignorons tout de la tradition druidique). Leurs textes religieux et rituel, les Védâ, les Upanishad, les Brâhmanä,   étaient et sont encore transmis à l’aide de procédés mnémotechniques très élaborés qui assurent la continuité de la tradition orale même à travers des individus qui n’en comprennent pas le sens[5]. Le texte appris dans un livre n’est pas, encore de nos jours, considéré comme valide pour les rites[6].

Les formules versifiées sont plus adaptées à la mémorisation que les textes en proses. C’est certainement un des procédés les plus efficaces pour transmettre des mythes, des lois ou des connaissances scientifiques. Pour mémoriser et transmettre les mythes sous forme de poèmes, les aèdes peuvent recourir aux procédés mnémotechniques, mais également lever les yeux vers le ciel étoilé qui peut servir de repère immuable. L’initié peut ainsi se remémorer plusieurs épopées celtes d’après la position de certaines constellations.

Chez les Grecs de l’Antiquité, Mnémosyne est la personnification de la mémoire, en tant que mère des Muses, elle est la source de tout savoir. C’est de la mémoire que sont tirés tous les arts. Les Muses sont au nombre de neuf et président aux différentes formes de poésie. À Clio on attribue l’Histoire, à Euterpe la poésie lyrique, à Thalie la comédie, à Melpomène la tragédie, à Terpsichore la danse, à Érato la poésie érotique, à Polhymnie l’Hymne, à Calliope la Poésie épique et à Uranie l’astronomie (il existe bel et bien une Muse de l’astronomie qui inspire les poètes). Les Muses issues de Mémoire connaissent le passé et l’avenir puisqu’elles disent ce qui est, ce qui sera, ce qui fut (Hésiode, Théogonie, 38). Dans les temps les plus anciens, les Muses étaient au nombre de trois, on les appelait : Mélétè, Mnèmè, Aoidè : Exercice, Mémoire et Chant.

Ce sont les Grecs qui ont brisé l’interdit d’utiliser l’écriture, influencés en cela par les Égyptiens, les Phéniciens et les Minoens, des peuples qui ne sont pas Indo-Européens.

PLATON LE SAGE

Écoutons cet extrait d’un dialogue entre Socrate et Phèdre à propos des avantages et des inconvénients entre l’écrit et l’oral. Un druide ne dirait pas autre chose à son élève.

Socrate – Eh bien ! J’ai entendu conter que vécut du côté de Naucratis, en Égypte, une des vieilles divinités de là-bas, celle dont l’emblème sacré est l’oiseau qu’ils appellent tu le sais, l’ibis, et que le nom du dieu lui-même était Thot[7]. C’est lui, donc, le premier qui découvrit la science du nombre avec le calcul, la géométrie et l’astronomie, et aussi le trictrac et les dés, enfin sache-le, les caractères de l’écriture. Et d’autre part, en ce temps-là, régnait sur l’Égypte entière Thamous, dont la résidence était cette grande cité du haut pays que les Grecs nomment Thèbes d’Égypte, et dont le dieu est appelé par eux Ammon. Thot, étant venu le trouver, lui fit montre de ses arts : « Il faut, lui déclara-t-il, les communiquer aux autres égyptiens ! » Mais l’autre lui demanda quelle pourrait être l’utilité de chacun d’eux, et, sur ses explications, selon qu’il les jugeait bien ou mal fondées il prononçait tantôt le blâme, tantôt l’éloge. Nombreuses furent donc les réflexions dont, au sujet de chaque art, Thamous fit, dit-on, part à Thot dans l’un et dans l’autre sens : on n’en finirait plus d’en dire le détail ! Mais le tour venu d’envisager les caractères de l’écriture : « Voici, ô Roi, dit Thot, une connaissance qui aura pour effet de rendre les égyptiens plus instruits et plus capables de se remémorer : mémoire aussi bien qu’instruction ont trouvé leur remède ! » Et le Roi de répliquer : « Incomparable maître ès arts, ô Thot, autre est l’homme qui est capable de donner le jour à l’institution d’un art ; autre celui qui l’est d’apprécier ce que cet art comporte de préjudice ou d’utilité pour les hommes qui devront en faire usage. A cette heure, voilà qu’en ta qualité de père des caractères de l’écriture, tu leur as, par complaisance pour eux, attribué tout le contraire de leurs véritables effets ! Car cette connaissance aura, pour résultat, chez eux qui l’auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant en effet leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes qu’ils se remémoreront les choses. Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour la remémoration que tu as découvert un remède. Quant a l’instruction, c’en est la semblance que tu procures à tes élèves, et non point la réalité : lorsqu’en effet avec ton aide ils regorgeront de connaissances sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront être bons à juger de mille choses, au lieu que la plupart du temps ils sont dénués de tout jugement ; et ils seront en outre insupportables, parce qu’ils seront des semblants d’hommes instruits, au lieu d’être des hommes instruits[8]

Pour les anciens sages, le savoir doit venir du plus profond de soi-même et non reposer sur l’écriture qui est un procédé extérieur pour stocker des informations. Aujourd’hui ce sont l’ordinateur ou le téléphone portable qui nous servent, soit de source de savoir, soit de mémoire extérieure, mais que se passerait-il en cas de panne de courant prolongée ou pire en cas de disparition totale de la fée électricité ?

Cependant ce savoir doit être réservé à l’initié, l’élu, celui qui est digne de recevoir cet enseignement. Plutarque ne dit pas autre chose quand il parle du savoir de Numa, le deuxième des sept rois de la monarchie romaine.

Vers la fin de sa vie, il (Numa) avait enseigné aux prêtres ce qu’il avait mis dans ses écrits et en avait fixé dans leur mémoire tout le contenu et toute la pensée ; aussi ordonna-t-il de les ensevelir avec son corps, estimant qu’il n’était pas convenable de confier la garde de ses enseignement secrets à des lettres mortes. C’est dit-on pour la même raison que les Pythagoriciens ne mettent pas non plus leurs doctrines par écrit et qu’ils les confient à la mémoire de ceux qui en sont dignes, par une transmission purement orale[9].

Ainsi, la tradition orale est une tradition vivante qui se transmet de génération en génération, tandis que l’écrit fige et fixe le savoir de façon immuable[10]. La parole est vivante, c’est pourquoi les grands maitres n’écrivent pas, Jésus n’a par exemple jamais rien écrit. Mais revenons à l’écriture :

Longtemps elle servit surtout à transmettre des messages, établir des comptabilités, rappeler les noms des morts, invoquer les divinités et parfois noter, pour mémoire, quelques faits légendaires, mais sans interférer avec la tradition orale du savoir, des sciences et des arts[11].

C’est exactement le cas de la langue gauloise que l’on ne retrouve que sous la forme de quelques inscriptions funéraires, de dédicaces aux dieux, de marques de propriétés ou de signatures sur des poteries, ainsi que des textes magiques. Pour cela les gaulois utilisent l’alphabet grec, latin ou étrusque. Ceci de façon très tardive.

Exemple d’écriture gallo-grecque :

La dédicace de Segomaros

DRUIDES ET ÉCRITURE. La dédicace de Segomaros

σεγομαρος

ουιλλονεος

τοουτιουϲ

ναμαυσατις

ειωρου βηλη-

σαμι σοσιν

νεμητον

Traduction :

« Segomaros, fils de Villū, citoyen de Nîmes, a offert à Belesama cet enclos sacré » (trad. P.-Y. Lambert). Cette offrande est adressée à Belesama, déesse identifiée comme la Minerve gauloise. Source: RIG I, G-153.

Pour un druide la parole est vivante et l’écrit figé dans le temps. Support idéal pour une malédiction ou une épitaphe sur une pierre tombale.

©JPS2022 (texte écrit en 2016, remanié en 2022).

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Image mise en avant :

Druides et écriture. La dédicace de Segomaros

La dédicace de Segomaros trouvée près de Nîmes (source: Fabrice Philibert-Caillat)

[1] La Bible de Jérusalem, Jean I, 1, Les éditions du Cerf, Paris, 1998.

[2] César, Guerre des Gaules, Livre VI, 14, Traduction L.-A. Constans, Les Belles Lettres, Paris, 1989.

[3] César, Guerre de Gaules, Livre VI, 14, Les Belles Lettres, Paris, 1989.

[4] Les Aryens et d’ailleurs les Indo-Européens en général.

[5] Un ami hindou de l’île Maurice qui parle couramment le français, l’anglais, le créole, le hindi et l’allemand m’affirmé qu’au temple il récite et chante fidèlement les textes sacrés en sanscrit — qu’il a appris par cœur durant sa petite enfance — alors qu’il ne comprend pas 80% des mots utilisés. Pourtant la rythmique, les rimes et les sons harmonieux des prières lui sont agréables et lui apportent un grand réconfort.

[6] Alain Daniélou La fantaisie des dieux et l’aventure humaine, Éditions du Rocher, Monaco, 1996, p.51.

[7] Thot est un dieu lunaire égyptien, représenté sous une forme humaine avec une tête d’ibis ou de babouin. Doué de tout savoir et de toute sagesse, inventeur de toutes les sciences et de tous les arts : l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, la divination, la magie, la médecine et surtout l’écriture.

[8] Platon, Phèdre, 274c-275b, Traduction L. Robin, Les Belles Lettres, Paris, 1978.

[9] Plutarque, Vies I, Numa, XXII, 2-3w, Traduction R. Flacelière, Les Belles Lettres, Paris, 1957.

[10] Un livre fige le savoir d’une époque donnée comme une photographie qui capte un moment précis, mais qui jaunira avec le temps et perdra de sa pertinence et de son actualité. Toutefois, un livre peut être utile quand avec l’âge la mémoire s’efface petit à petit au bout d’une vie bien remplie. Ainsi en était-il au Viêt Nam, avec Monsieur Trần Văn Hoàng, ancien instituteur et traducteur passé par les camps de rééducation des communistes. Une interdiction d’enseigner l’obligea à se tourner vers d’autres métiers, riziculteur, commerçant, trafiquant de bois de santal, vendeur d’objets votifs, interprète, journaliste, guide de tourisme, hôtelier et écrivain. Cet érudit qui connaissait tout sur l’histoire des dynasties royales de Hué me disait lorsqu’il butait sur une anecdote ou une date : « Lisez, lisez mes livres tout ce que je savais est écrit dedans ! ».

[11] Alain Daniélou, La Civilisation des différences, Éditions Kailash, Paris, 2004,  p.123.

[12] Alain Daniélou Origines et Pouvoirs de la musique, Éditions Kailash, Paris, 2005,  p.25.

[13] Xavier Delamarre, Dictionnaire de la langue gauloise, Éditions Errance, Paris, 2001, p.156.

[14] La connaissance des noms des dieux est un privilège réservé aux prêtres et aux magiciens,

[15] Alain Daniélou, Shiva et Dionysos, Fayard, Paris, 1979,  p.63.

[16] Strabon, Géographie, III, 4, 16, Livre III et IV, Traduction F. Lasserre, Editions Les Belles Lettres, Paris, 2003.

[17] Lucain, La Pharsale, III, 415, Traduction A. Bourgery, Tome I, Livres I-IV, Editions Les Belles Lettres, Paris, 1976.

[18] Il peut y avoir également une volonté de discrétion voire de dissimulation aux yeux de l’occupant. À Cuba, les esclaves n’ayant plus le droit de pratiquer leur religion, dissimulèrent habilement leurs divinités africaines derrière les saints de la mythologie chrétienne. Ainsi à la Basilique de la Virgen de la Caridad del Cobre près de Santiago de Cuba se côtoient le culte de la Sainte Vierge et celui d’Ochún, déesse des Eaux douces, de l’Amour, de la Sensualité et de la Maternité. Un peu comme ces rutilantes voitures américaines des années cinquante que l’on croise dans les rues de La Havane qui cachent sous leur capot de petits moteurs diesel japonais moins gourmands en carburants que les gros moteurs V8 d’origine made in USA.

[19] YHWH. Ce nom divin est souvent retranscrit en tant que Yahvé mais ce n’est que pure convention. En allemand par exemple, ces mêmes quatre lettres s’écrivent JHVH ce qui donne Jéhovah. Selon le Deutéronome seul le Nom de Dieu réside dans le Temple (Dt 12, 5 et 11). Ce n’est qu’une seule fois dans l’année que le nom de YHWH était prononcé, c’était lors de la Fête des Tentes (Soukkot) lorsque le Grand Prêtre officiait dans le Saint des Saints du Temple de Jérusalem.

[20] Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, Livre IX, Chapitre VI, Traduction M. Séguier de Saint-Brisson, Gaume Frères, Libraires, Paris, 1846.

[21] James George Frazer, Le Rameau d’Or, Éditions Robert Laffont, Paris, 2016, p.703.

[22] James George Frazer, Le Rameau d’Or, Éditions Robert Laffont, Paris, 2016, p.703.

[23] Claude Traunecker, Les dieux de l’Égypte, Presses Universitaires de France / Humensis, 2019, pp. 36-37.

[24] Macrobe, Saturnales, Livre III, Chapitre 9, 3, Macrobe (Œuvres complètes), Varron (De la langue latine), Pomponius Mela (Œuvres complètes), Traduction M. Nisard, Firmin-Didot, Paris, 1875.

[25] La Bible de Jérusalem, L’Exode, 3, 1-6, Éditions du Cerf, Paris, 1998.

[26] La Bible de Jérusalem, L’Exode, 3, 13-14, Éditions du Cerf, Paris, 1998.

[27] La Bible de Jérusalem, L’Exode, 3, 15, Éditions du Cerf, Paris, 1998.

[28] La Bible de Jérusalem, L’Exode, 4, 1-5, Éditions du Cerf, Paris, 1998.

[29] La Bible de Jérusalem, L’Exode, 4, 17, Éditions du Cerf, Paris, 1998.

[30] La Bible de Jérusalem, L’Exode, 8, 8-12, Éditions du Cerf, Paris, 1998.

[31] Il est à noter que les magiciens réussissent le même tour de force que Moïse et Aaron.

[32] La Bible de Jérusalem, L’Exode, 4, 28-31, Éditions du Cerf, Paris, 1998.

[33] Traduit par « Dieu Tout-puissant ». La référence au nom divin doit toujours s’avérer indirecte et n’être suggérée que par l’évocation d’une qualité du dieu.

[34] La Bible de Jérusalem, L’Exode, 6, 2-3, Éditions du Cerf, Paris, 1998.

[35] Le Nom ineffable de Dieu ressemble à un mantra psalmodié qui, nature humaine oblige, dure un peu plus d’une seconde et qui se répèterait toutes les quatre secondes avec une fréquence de 400 Hz.

[36] Lucain, La Pharsale, livre I, vers 450-455, Traduction A. Bourgery, Les Belles Lettres, Paris, 1976.

[37] La légende arthurienne, Le Graal et la Table Ronde, Perceval le Gallois ou le conte du Graal, v.6480-6488, Chrétien de Troyes, Traduction Lucien Foulet, Éditions Robert Laffont, Paris, 1998, p.89.

Pour en savoir plus: Musée Lapidaire – – Art gaulois – Inscriptions et épitaphes – Dédicace par Segomaros d’un lieu sacré à la déesse Belesama (musee-lapidaire.org)